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    Message par Invité Mar 6 Oct - 21:50

    Demain soir sur Arte : « J’ai choisi la liberté »



    Si vous êtes passionné par l’histoire contemporaine, ne manquez pas ce documentaire, mercredi à 20h30.



    En 1949 s'ouvre en France le procès Kravchenko. Ce Soviétique exilé aux États-Unis a dénoncé dans son autobiographie, J'ai choisi la liberté, le système de terreur stalinien. Il s'oppose à l'hebdomadaire Les Lettres françaises qui l'accuse de mensonge. Durant les trois mois d'audience, les témoignages accablants d'anciens prisonniers ne rencontrent que l'incrédulité des compagnons de route.



    « Si j'ai dit la vérité, pourquoi ma véhémence en l'exprimant diminuerait-elle de son prix ? » répondit un jour Mirabeau à un interlocuteur qui lui reprochait son emportement. C'est de ce même amalgame du fond et de la forme, de cette mauvaise foi si caractéristique de ceux qui savent qu'ils ont tort, que Victor Andréï Kravchenko fut victime. Parce que ce fonctionnaire soviétique désenchanté du communisme avait dit trop violemment la vérité.



    Son parcours est exemplaire : après avoir subi un premier choc avec la collectivisation et la dékoulakisation brutales, il assiste, en 1932, en Ukraine, à la famine programmée et organisée, qui fit plus de 6 millions de victimes, affamées par Staline alors que l'URSS exportait du blé ukrainien dans le monde entier. Kravchenko voit les provisions soigneusement mises à l'écart, l'exécution de ceux qui tentent de s'alimenter, les cadavres rachitiques gisant dans les rues, le cannibalisme.



    A la suite de la vague de purges en 1937, il est accusé de sabotage, emprisonné et torturé. Enfin, libéré, ayant recouvré son poste de fonctionnaire, il est nommé responsable d'une usine en Oural : il y fait la découverte de l'univers concentrationnaire.



    Envoyé en 1943 à Washington comme membre d'une mission d'achat soviétique, il décide, le 4 avril 1944, de se placer sous la protection des États-Unis. Deux ans plus tard, il publie le volumineux récit de sa vie, I chose Freedom, vendu à 2 millions d'exemplaires, traduit en 17 langues.



    Publié en France dès 1947 par l'éditeur Jean de Kerdeland, J'ai choisi la liberté y remporte immédiatement un énorme succès populaire, avec des ventes qui atteignent les 500000 exemplaires.



    Placé au coeur de la guerre froide, l'ouvrage acquiert une actualité particulière, et devient rapidement l'enjeu d'un débat idéologique passionnel. Car le PCF, première force électorale dans le pays, détient alors un énorme pouvoir d'intimidation : Jean de Kerdeland a reçu la nuit des coups de téléphone de menace.



    Mais c'est le 13 novembre 1947 que l'« affaire » éclate, avec la publication par l'hebdomadaire communiste Les Lettres françaises d'un article signé Sim Thomas, « Comment fut fabriqué Kravchenko ». Il accuse le Soviétique de ne pas être l'auteur du livre, le traite d'ivrogne excité, traître à sa patrie acheté par les services secrets américains. Deux autres articles poursuivent cette calomnie, l'un de Claude Morgan, le directeur du journal, l'autre d'André Wurmser.



    Kravchenko porte immédiatement plainte en diffamation contre Les Lettres françaises. Le procès commence le 24 janvier 1949 : il devait durer neuf jours, il se prolonge durant trois mois, pendant lesquels 19 cabines téléphoniques relient le palais de Justice à toutes les capitales, tandis qu'au bar des grands hôtels le cocktail « J'ai choisi la liberté » ? moitié whisky, moitié vodka ? fait fureur, et qu'un chemisier de la rue de Rivoli brode le titre du livre sur ses mouchoirs... On attendra en vain le mystérieux Sim Thomas (« l'Arlésienne ») : il s'agit en réalité d'André Ullmann, collaborateur du journal.



    Au long des 26 audiences passionnées (dont la sténographie couvrira plus de 3000 pages, battant ainsi par la longueur les minutes du procès Pétain), deux camps s'affrontent dans un dialogue de sourds. La première tactique de la défense est d'accabler la personnalité de Kravchenko, « avec sa tête d'homme à femmes [...] dont les yeux ne sont que deux taches de boue » (L'Humanité). Le personnage, il est vrai, n'apparaît guère sympathique. Outre qu'on se méfie d'un homme qui a abandonné son pays en pleine guerre, sa personnalité violente et ses coups de colère n'emportent pas toutes les adhésions : c'est ainsi que l'on disqualifie le fond par la forme. Et que l'accusateur se trouve en position d'accusé.



    Le parti communiste mobilise des « compagnons de route » célèbres et respectés : le physicien Frédéric Joliot-Curie, les résistants Emmanuel d'Astier de La Vigerie, Pierre Cot, Roger Garaudy, Jean Vercors, l'historien Jean Bruhat et... Hewlett Johnson, l'archevêque de Cantorbéry. Tous dénoncent l'ouvrage de Kravchenko comme un tissu de mensonges.



    De leur côté, les avocats de Kravchenko, Georges Izard et Gilbert Heizmann, tous deux anciens résistants, convoquent des témoins dont les récits, confirmant celui de leur client, se succèdent, séance après séance ; ils sont accablants. Voici Olga Marchenko et son mari, paysans ukrainiens victimes de la persécution des koulaks et de la famine. Voici l'ingénieur Kysilo, racontant son expérience du système carcéral, avant d'évoquer la vie quotidienne dans un camp de déportés, dont il a été libéré suite à un acquittement aussi incompréhensible que son arrestation.



    Voici surtout, à la quatorzième audience, Margarete Buber-Neumann, fille du philosophe Martin Buber et femme du dirigeant communiste allemand Heinz Neumann. Son parcours ressemble à un voyage au bout de l'horreur totalitaire : après l'arrestation et l'exécution de son mari à Moscou en 1937, elle est incarcérée dans un camp en Sibérie, puis livrée par le NKVD aux SS en 1940 ; elle fait à Ravensbrück l'expérience de la comparaison des deux systèmes concentrationnaires. On refuse de la croire. Margarete Buber-Neumann décrit les conditions d'enfermement, les exécutions immédiates à la moindre tentative de fuite, le travail forcé, le froid, la faim, les punaises. Peine perdue.



    A bout d'arguments face à ces descriptions criantes de vérité, Me Blumel, avocat des Lettres françaises , laisse tomber : « Ce n'est pas un camp, c'est une résidence forcée. » On accuse même Margarete Buber-Neumann d'avoir elle-même sollicité son rapatriement dans l'Allemagne nazie...



    Dans ses mémoires, Nina Berberova, qui a assisté à l'intégralité du procès, raconte : « Entendre de mes propres oreilles [...] qu'il n'y avait pas et qu'il n'y avait jamais eu de camps de concentration en URSS produisit sur moi une des impressions les plus fortes de ma vie (1). »



    En définitive, Kravchenko l'emporte sur le plan judiciaire ? Même s'il n'obtiendra qu'un franc symbolique de dommages et intérêtsi il est lavé des accusations lancées par l'invisible Sim Thomas. Sur le plan politique, c'est une autre affaire : ni ce procès, ni le livre que Margarete Buber-Neumann écrit la même année, Déportée en Sibérie , ni le procès Rousset, quelques mois plus tard, n'ouvriront les yeux des compagnons de route.



    Le reste de la vie de Kravchenko est celle d'un solitaire amer, qui a tenté de repartir de zéro sous le nom de Peter Martin, avant de se suicider à New York, quinze ans plus tard, en 1966, un exemplaire de J'ai choisi la liberté posé devant lui. Il faudra attendre 1956 et le « rapport Khrouchtchev » pour que tout ce qu'il a révélé, « le dictionnaire des lieux communs antisoviétiques » (Roger Garaudy), soit officialisé, et 1974 pour que l'« effet Soljenitsyne » fasse enfin tomber des yeux les dernières écailles.



    Comment expliquer, dans cette affaire, la part de l'aveuglement et celle du détournement d'attention délibéré ? Sur la question des camps en particulier, beaucoup avouent avoir fait passer l'espoir placé en l'URSS avant ce qu'ils savaient être la réalité.





    Sartre pose le problème dans cette perspective lors de la controverse qui l'oppose à Camus en 1952 : « Je trouve comme vous ces camps inadmissibles, mais tout autant l'usage que la presse bourgeoise en fait chaque jour. [...] Je les ai vus se réjouir, les anticommunistes, de l'existence de ces bagnes... » Serait-ce d'abord par « anti-anticommunisme » que certains se sont volontairement aveuglés, plus que par cynisme ou par naïveté ? On serait tenté de le croire.



    Telle est la première leçon de l'affaire Kravchenko, qui nous aide à saisir un peu mieux les mécanismes de l'autocensure et de la foi : les preuves, si incontestables soient-elles, ne suffisent pas à faire la lumière dans les consciences.



    Surtout, cette affaire constitue un moment clé de l'histoire des intellectuels français. Nombreux sont ceux, en effet, qui ont alors justifié les camps ou couvert des mensonges. Ils furent, à cet égard, de parfaits représentants de « ces demi-vierges des flirts totalitaires » si justement décrits par Arthur Koestler, « ceux qui n'ont pris que des bains de soleil aux rayons de l'illusion fallacieuse » (2).



    Évidemment, les événements prêtaient à l'erreur. Mais quel mérite y a-t-il à penser juste quand il ne se passe rien ? La question demeure plus que jamais d'actualité.





    Les leçons du procès kravchenko

    Par Charlotte Cachin-Liébert

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